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Le changement
de paradigme que représente le passage d'une
philosophie de la conscience à une philosophie
du langage constitue une coupure tout aussi profonde
que la rupture avec la métaphysique.
J. Habermas,
La pensée postmétaphysique, Paris,
A. Colin, 1993, p. 13.
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Cet
article se propose, une fois de plus 1,
de mener jusqu'à ses ultimes conséquences
l'idée pragmatique selon laquelle les signes, indépendamment
de leur pouvoir de signifier, d'informer, d'évoquer,
ont aussi le pouvoir de lier et de délier les hommes.
Nous
voulons ici montrer qu'il suffit de fureter dans cette
direction, pour, en définitive, réaliser
qu'il n'est pas jusque ces grands "essaims"
d'images que Gilbert Durand s'efforce de rassembler dans
son uvre majeure, Les structures anthropologiques
de l'imaginaire, qu'on ne puisse imputer au pouvoir
ligatif des signes.
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Il
ressort de la pragmatique classique, celle d'Austin et
Searle, que seuls les performatifs (l'ordre, le conseil,
la promesse, l'interrogation, l'affirmation
), ont
le pouvoir de produire ce que Oswald Ducrot appelle "une
transformation juridique", "une création
de droits et d'obligations 2"
pour soi et pour les autres ; que seuls les performatifs,
explicites ou implicites, directs ou indirects, sont en
mesure de créer des connexions entre individus,
autrement dit des liens, à l'exclusion de tous
les autres signes. |
Or,
selon nous, une telle restriction nous paraît
aujourd'hui irrecevable. Il suffit pour s'en convaincre
de comparer les deux énoncés suivants
:
(1)
J'affirme, en tant que chercheur, que X.
(2) J'affirme, en tant qu'étudiant, que X.
Dans
ces deux propositions, n'avons-nous pas le même
performatif : l'affirmation ? Alors pourquoi dans le
j'affirme de (1) émane-t-il de toute évidence
une force de beaucoup supérieure au j'affirme
de (2) ? Si ce n'est que le signe chercheur a lui aussi
une force qui lui est propre. Force qui, par ses effets,
lui permet de décupler l'impact des propos de
(1).
"D'un
seul mot", souligne à juste titre Boris
Cyrulnik, "je peux définir l'appartenance
de quelqu'un : C'est un gitan. Et ce mot se charge
du stéréotype culturel des gitans qui
prescrit un code comportemental envers eux et suscite
un certain sentiment à leur égard 3".
Et que dire de la puissance d'action émanant
de signes verbaux tels que Dieu, Allah, Moïse,
Christ, Mahomet, prophète, Bible, Coran, Vérité,
scientifique, Prix Nobel, patrie, martyr, traître,
impie, ennemi, démon, apocalypse, châtiment,
malédiction
? Et que dire, encore,
en dehors de la substance verbale, de la force irradiant
d'un objet sacré, d'un rite, d'une coutume, d'un
totem, d'un drapeau, d'un hymne national, d'un tchador,
d'un crâne d'homme préhistorique
? Tous ces signes, verbaux et non verbaux, sont, on
le devine, dotés d'un pouvoir ligatif
qui déborde de loin la grille d'une analyse pragmatique
classique, mais aussi celle d'une analyse sémiotique
traditionnelle.
Voilà pourquoi
il nous a semblé légitime d'imaginer un
nouveau cadre explicatif - "La théorie des
ligarèmes" (du latin ligare, lier)
- qui, sans rien changer au puissant modèle sémiotique
de Hjelmslev, puisse déterminer, et ce de manière
systématique et formelle, le degré de
"ligaro-activité" de tel ou tel signe 4,
dans telle ou telle société, à
tel et tel moment de son histoire.
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A) Dans
notre thèse, un ligarème, comme
son nom l'indique, désigne le pouvoir ligatif
d'un signe dans un contexte culturel donné. Il
est par définition la résultante de deux
forces (pas une de plus), l'une, horizontale, selon
un axe intérieur/extérieur, déterminant
la jonction (con-jonction ou dis-jonction) ; l'autre,
verticale, selon un axe haut/bas, déterminant
la position (supérieure, égale ou inférieure).
Ainsi,
par exemple, le mot amour est, selon nous, la
représentation matérielle d'un ligarème
dont le geste fondamental est la conjonction. Le mot
pouvoir, en revanche, est un signe dont le ligarème
est essentiellement de position. Quant au mot ennemi,
il propulse mon imaginaire aussi bien suivant un axe
intérieur/extérieur que suivant un axe
haut/bas. Il est la manifestation réifiée
d'une disjonction doublée d'une position basse.
B) Un ligarème, en outre, prend toujours
appui, selon l'heureuse formule de François Flahault,
sur un "qui tu es pour moi, qui je suis pour toi 5"
éminemment circulaire. Qui émet un ordre
explicite, par exemple, fabrique de toutes pièces
un univers dans lequel il dit se situer "en haut".
La position haute de l'émetteur une fois détectée,
l'auditeur n'aura plus le choix qu'entre :
i. se soumettre aux "faire" de domination
de son interlocuteur, par le déploiement
de signes/liens (ou ligarèmes) de position
basse (inclinaison de la tête, dire "Oui"
)
;
ii.
ou désobéir, au moyen de signes/liens
disjonctifs (se cabrer, dire "Non"
).
Et la structure profonde de sa désobéissance
peut se résumer ainsi : "Tu dis qe tu
es en haut, eh bien moi je te dis que tu es mon
égal !" ; ou encore "Tu dis
que je suis en dessous de toi, eh bien moi je te
dis que c'est toi qui es en dessous de moi, et moi
qui suis ton supérieur !". Ce qui,
selon le cas, entraînera la production d'une
série de signes/liens adaptés de la
part de l'émetteur, lesquels signes/liens
entraîneront à leur tour un comportement
adaptatif de la part de l'auditeur, etc.
C) Un
ligarème est, de surcroît, tout
à la fois et dans le même temps soit conjonctif/disjonctif
soit disjonctif/conjonctif. Adhérer à
une religion, n'est-ce pas, de facto, se couper
de toutes les autres religions du monde ? Et "décider
de rejeter un paradigme", n'est-ce pas, comme le
souligne Thomas Kuhn, " simultanément
décider d'en accepter un autre 6" ?
Un lien est toujours aussi "adhésif"
que discriminant. Un lien, pour reprendre l'expression
de Georg Simmel, est simultanément un "pont"
et une "porte" ; c'est-à-dire
ce qui relie, ce qui met "en rapport" (le
pont) et ce qui sépare (la porte) 7.
Il n'est donc absolument pas nécessaire de faire
appel, comme le fait Durand, à des concepts issus
de l'électromagnétique 8
pour apporter la preuve de la "polarité"
des images. Comme si la "polarité"
de la limaille de fer soumise à l'aimant ou la
"positivité" et la "négativité"
polaire des atomes pouvait, en quoi que ce soit, prouver
la "polarité" des images. Comme si
ce qui est vrai pour la limaille de fer et les atomes,
pouvait être vrai pour l'homme. La seule prise
en compte du pouvoir ligatif des signes suffit, sans
risque d'extrapolation, à mettre en évidence
le caractère foncièrement contradictoire
de tout acte humain.
D) Notons
avant de conclure ce rapide survol des propriétés
des ligarèmes, qu'une conjonction est
d'autant plus forte, inflexible, qu'il y a en coulisse
divorce profond d'avec un autre lien. D'où l'ardeur
des gourous, quel que soit leur vernis idéologique,
à obtenir de leurs adeptes une rupture nette
et définitive des liens familiaux.
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Dans
la mesure où, effectivement, tout signe, à
des degrés près, a le pouvoir de "faire
lien" dans le même temps qu'il "fait
sens", il s'ensuit, par déduction logique,
qu'un signe n'est pas sans :
(1)
créer (faire être) un
lien,
(2) abolir (faire ne pas être)
un lien,
(3) cimenter (ne pas faire ne pas être)
un lien,
(4) neutraliser (ne pas faire être)
un lien.
Dès
lors, comment ne pas rapprocher le terme (2) de notre
carré sémiotique, "faire ne pas être
un lien" (abolir), de ce que Durand appelle Structures
diaïrétiques (de séparation)
ou schizomorphes ? Comment, de surcroît,
ne pas voir des convergences entre (3), "ne pas
faire ne pas être un lien" (cimenter), et
ce que notre auteur nomme Structures mystiques
de l'imaginaire ?
Nous verrons qu'il n'est pas jusqu'à ces "structures
d'équilibre qui", de l'avis de Durand, "maintiennent
à la fois les potentialités d'assimilation
et d'adaptation 9"
(Structures synthétiques) qu'on ne puisse,
en définitive, apparenté à la modalité
"Neutraliser le lien" 10.
En
résumé, ce travail se propose un double
objectif :
i. Montrer que ce que Gilbert Durand présente
comme s'agissant du "trajet anthropologique 11"
de l'imaginaire, n'est autre que le trajet obligé
du lien.
ii. Montrer qu'une combinatoire jonction/position
agrafée aux deux axes fondamentaux du lien
(l'axe intérieur/extérieur et l'axe
haut/bas) ainsi qu'à ses quatre modalités
(créer, abolir, cimenter, neutraliser), suffit
non seulement à rendre compte de l'ensemble
des intuitions de notre auteur, mais peut les affiner
encore, et les ordonner surtout.
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Rédaction |
Michel
MAFFESOLI |
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Comité
de coordination |
F.
CASALEGNO |
H.
CHOÏ |
S.
HUGON |
P.
LE QUEAU |
|
Comité
de lecture |
A.
AKOUN |
G.
DURAND |
P.
FABBRI |
A.
GRAS |
M.
GUILLAUME |
M.
MAFFESOLI |
E.
MORIN |
P.
TACUSSEL |
P.
WATIER |
|
Sorbonne
Paris V
12, rue de l'Ecole de Médecine
75015 Paris, France
Tél : 33 (1) 43 54 46 56
Fax : 33 (1) 43 54 06 30 |
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1 Cf.,
en cliquant sur l'image ci-dessous, notre site-article,
A. Assaraf, "Quand dire, c'est lier : pour une
théorie des ligarèmes", Nouveaux
Actes Sémiotiques, Université de Limoges,
PULIM, n°28, 1993.
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2
O.
Ducrot, Dire et ne pas dire, Paris, Hermann, 1985,
pp. 285-287. |
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3
B. Cyrulnik,
Les nourritures affectives, Paris, Odile Jacob, 1993
p. 78. |
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4
Cf.
A. Assaraf, " Quand dire, c'est lier : pour une théorie
des ligarèmes ", op. cit., pp. 24-25.
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5 F.
Flahault, La parole intermédiaire, Paris,
Seuil, 1978, p. 50. |
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6 T.
Kuhn, La structure des révolutions scientifiques,
Paris, Flammarion, 1983, p. 115. |
7 Cf.
l'introduction de Julien Freund au livre de Simmel,
Sociologie et épistémologie, Paris,
PUF, 1981, p. 14. |
8 G.
Durand, L'âme tigrée, Paris, Denoël,
1980, pp. 41-42. Cf. encore l'annexe I, " Des convergences
de notre archétypologie et du système logique
de S. Lupasco " in G. Durand, Les structures anthropologiques
de l'imaginaire, Paris, Dunod, 11e édition,
1992, pp. 503-505. |
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9 G.
Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire,
op. cit., p. 504. |
10 Comment,
en outre, ne pas rapprocher nos quatre modalités
du lien des trois principes irréductibles de Roger
Bastide : 1) le Principe de Coupure , 2) le Principe
de Participation (ou de Liaison) ainsi que
3) le Principe de Correspondance ? Principes,
que Durand avoue considérer comme étant
très proches de ses trois grandes structures de
l'image. Cf. Ibid., p. 505. Cf. encore G. Durand,
L'imagination symbolique, Paris, PUF, p. 93. |
11 G.
Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire,
op. cit., p 38. |
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